« Lettre ouverte au Procureur de la République », par Frapp
Lettre ouverte au Procureur de la République
Dakar, le 20 juin 2023
Monsieur le Procureur de la République,
C’est avec grand étonnement que nous prenons note de votre communiqué de presse du 13 juin 2023, dans lequel vous faites état des suites judiciaires que vous entendiez donner aux évènements dramatiques consécutifs à la violente répression des manifestations déclenchées par la décision de la chambre criminelle le 1er juin 2023 dans l’affaire opposant Monsieur Ousmane Sonko et Madame Adji Sarr.
Dans votre communiqué, vous constatez tout au plus les pertes en vies humaines sans en tirer la moindre conséquence juridique. Toute votre communication a porté sur le nombre de manifestants interpellés, la situation des mineurs arrêtés et les poursuites pénales qui seront réservées aux manifestants ayant causés des dégâts matériels. A ce propos, tout dans votre démarche viole le principe de la présomption d’innocence, car sur le terrain, il a plus été question de rafle de manifestants et de toute personne présente sur les lieux d’intervention des forces de l’ordre.
Vous semblez ainsi avoir bâti l’opportunité de ces poursuites suivant le critère subjectif de l’âge des personnes interpellées. Le risque de tomber aussi dans le piège de la catégorisation ethnique est tout aussi élevé compte tenu des manipulations médiatiques en cours et les nouvelles pratiques interrogatoires dans les commissariats et brigades.
Au total et aussi invraisemblable que cela puisse paraitre, Monsieur le Procureur vous avez fait montre d’un mépris absolu pour les personnes ayant été tuées durant les violentes répressions des manifestations. Par votre indifférence, non seulement vous minimisez les morts que vous n’avez pas jugé d‘ailleurs utile de dénombrer, mais cela révèle explicitement que vous ne comptez engager, comme lors des événements de mars 2021, aucune poursuite contre les coupables des crimes de sang.
Faut-il vous rappeler que vous n’êtes pas au service de l’Etat mais de la Société ? Est-ce agir dans l’intérêt de la société que de refuser d’enquêter et de déclencher des poursuites contre les responsables de plusieurs dizaines de morts en l’espace de 96 heures ?
Monsieur le Procureur, sans qu’il ne soit nécessaire de vous rappeler tous les faits criminels qui ne laisseraient jamais indifférent un Procureur de la Société puisqu’ils sont suffisamment documentés, il y a lieu de souligner votre silence volontaire sur les faits graves suivants :
I. L’utilisation d’armes à feu contre les manifestants par des éléments de la police et de la gendarmerie
Lors de ces manifestations du 1er juin au 6 juin 2023, la police et la gendarmerie sénégalaise sont impliquées dans la mort de plusieurs dizaines de jeunes manifestants suite à l’utilisation disproportionnée et injustifiée d’armes à feu. Rien que dans la seule journée du 3 juin 2023, 9 jeunes manifestants ont été tués par balles. 24 heures plus tard, l’usage d’armes à feu contre les manifestants a porté le nombre de morts à 23 jeunes au moins, selon un décompte provisoire d’Amnesty International.
II. Tortures et autres traitement inhumains et dégradants sur les civils
Il a été observé, par exemple, que la police après avoir tiré une balle réelle sur Abdoulaye Camara, dit Baba CANA, un artiste très connu, au lieu de l’évacuer pour le sauver, les policiers du Commissariat des HLM se sont plutôt permis de continuer à le brutaliser à même le sol, sur des images qui ont fait le tour du monde, nous pouvons apercevoir un policier assener un coup de crosse sur la tête du jeune artiste alors que ce dernier agonisait.
Sur plusieurs vidéos amateurs nous pouvons constater qu’à chaque fois qu’un manifestant est interpellé par les policiers et les gendarmes, ces derniers ont recours systématiquement à la violence physique et entre autres traitements inhumains et dégradants, notamment des coups de poing, de crosse alors que les manifestants ne posaient aucun acte de résistance.
III. L’utilisation de manifestants comme bouclier humains
Cette pratique inhumaine et lâche qui ne semble pas vous interpeller est en fait inédite dans l’histoire du maintien de l’ordre au Sénégal. C’est une première ! En effet, sur plusieurs images qui ont fait le tour du monde, il a été observé que les forces de l’ordre, à différents endroits du pays, ont utilisé de jeunes manifestants arrêtés comme boucliers. Le fait que cette pratique ignoble soit appliquée à des lieux différents du pays et de manière systématique est la preuve que la police et la gendarmerie ont non seulement reçu l’ordre de procéder ainsi, mais pire, ils ont été préparés et entrainés à le faire.
IV. Une police et une gendarmerie qui opèrent en complicité et à côté des nervis du parti au pouvoir (APR)
Les manifestations de la semaine passée ont permis aussi de relever une autre réalité des pratiques criminelles du régime du Président Macky Sall en matière de maintien de l’ordre. En effet, se sentant débordés et à cours de grenades lacrymogènes, le régime de Macky Sall, avec la complicité des plus hautes autorités de la gendarmerie et de la police, a fait appel à la milice armée de leur parti (APR) pour contenir les manifestations.
Ces miliciens ou nervis à bord d’une vingtaine de pick-ups de couleur blanche pour la plupart, actuellement garés au dépôt de Dakar Dem Dik, se regroupaient avant et après leurs opérations terroristes au siège de l’APR pour prendre des consignes ou réclamer leurs primes. Armés de fusils automatiques, de lances grenades et de sabres, les nervis opéraient sur le terrain à côté des éléments de la police et de la gendarmerie. Plusieurs images diffusées sur les réseaux sociaux et par plusieurs chaines de télévisions internationales confirment cette complicité opérationnelle criminelle entre les forces régulières et les nervis du parti au pouvoir.
L’intervention de ces nervis qui, même titulaires de carte professionnelle d’agent de sécurité, ne peuvent participer à aucune opération de maintien de l’ordre ont-ils été abusés par les responsables politiques qui les ont recrutés ? En tout cas leurs agissements criminels largement documentés ont contribué à augmenter significativement le nombre de morts et de blessés par balles sans compter le fait que cette même milice, sans en avoir le droit, procédait à des arrestations illégales de manifestants. Nous vous rappelons, Monsieur le Procureur, que le déploiement de nervis de l’APR armés pour renforcer sur le terrain la police et la gendarmerie n’est pas nouveau. Cette pratique criminelle a été observée plusieurs fois ces dernières années, notamment lors des manifestations de mars 2021.
V. Le bilan en termes des pertes en vies humaines encore inconnu
Monsieur le Procureur, dans votre communiqué vous accordez plus d’importance au bilan des dégradations matérielles. C’est pourquoi vous n’avez pas été en mesure de faire le bilan des pertes en vies humaines pourtant hautement plus important que les dégradations matérielles, lesquelles peuvent être parfaitement réparées ou restaurées.
A ce jour le bilan de cette répression mortelle est inconnu. C’est pourquoi nous partageons avec vous ce bilan provisoire que nous tenons des familles
26 victimes tuées par balles : Bacary Dieme, Lassana Diarisso, Ibrahima Drago, Mouhamed Sylla, Khadim Ba, Bassirou Sarr, Mor Ndiaye, Ismaila Traore, Mame Balla Sarr, Daouda Diene, Babacar Samb, Mamadou Ndoye, Fallou Sène, Seny Coly, Souleymane D. Sarr, Sidya Diatta, Oumar Sarr, Ousmane Badjo, Modou Beye, Serigne Fallou, Mamadou Bèye, Tamsir Cissé, Ismaila Diédiou, Abdoualye Camara, El Hadji Mamadou Cisse, Babacar Mbaye Sylla
4 Corps non identifiés à la morgue de Pikine ;
L’implication des nervis et des miliciens du parti au pouvoir lors de ces manifestations a totalement légitimé le crime contre les manifestants. D’après plusieurs témoignages c’est en pleine mer que les nervis ont été jetés les corps des manifestants qu’ils ont tués. C’est la raison pour laquelle, depuis la fin des manifestations, chaque jour des corps de jeunes sont rejetés par la mer.
Le 6 juin, un corps sans vie a été rejeté par la mer à Djifer ;
Le 7 juin à Grand Mbao, un corps sans vie a été rejeté par la mer
Le 8 juin à Saint-Louis 3 corps de jeunes ont été rejetés par la mer
Le 9 juin à Kaolack, un corps a été rejeté par la mer ;
Le 10 juin à Somone, un corps a été rejeté par la mer ;
Le 13 juin à Dakar, sur la corniche UCAD, un corps a été rejeté par la mer
Ce bilan provisoire que nous mettons à votre disposition porte le nombre de morts à au moins 38 morts !
C’est pourquoi, Monsieur le Procureur, sans préjudice d’une action en justice qui pourrait être engagée contre vous pour complicité de crime contre l’humanité, d’incitation au crime, de coalition de fonctionnaires, de forfaiture, entre autres infractions pénales, le FRAPP vous invite à assumer pleinement les responsabilités légales qui sont les vôtres, notamment :
1. D’informer les citoyens sénégalais sur le nombre total de personnes ayant effectivement perdu la vie durant la répression mortelle des manifestations du 3 au 6 juin ;
2. D’exiger la pratique de l’autopsie sur tous les corps identifiés et non encore identifiés, notamment ceux rejetés par la mer à divers endroits du pays ;
3. D’identifier formellement et de faire une communication détaillée sur les corps de jeunes sans vie ayant été rejetés par la mer
4. D’engager sans tarder des poursuites contre les personnes ayant utilisé la force létale contre les manifestants ; c’est le cas notamment des éléments du commissariat des HLM impliqués d’après des preuves audio-visuelles dans la mort d’Abdoulaye Camara (Baba Cana) ou encore du nervis-lutteur Bathie Ba qui selon plusieurs témoins a tiré sur Khadim Ba à Pikine.
5. D’identifier et d’engager des poursuites pénales contre les éléments de la police et de la gendarmerie ayant tirés à balles réelles sur les manifestants
6. De vous prononcer sur l’identification et le sort des manifestants ayant été arrêtés illégalement par les nervis comme plusieurs images nous le montrent ;
7. Identifier les responsables politiques de l’APR qui sont directement impliqués dans le recrutement, l’encadrement, le financement et l’équipement des nervis ;
8. Perquisitionner sans tarder le siège de l’APR ;
9. D’immobiliser et de saisir des véhicules pick-up ayant servi aux nervis de l’APR et actuellement stationnés au dépôt de Dakar Dem Dik.
10. Rechercher, arrêter et désarmer tous les nervis recrutés par les responsables politiques de l’APR.
Le Secrétariat Exécutif National (SEN) Du FRAPP
Ampliation :
1. Ministre de la justice
2. Procureur général près de la Cour d’Appel de Dakar
3. Secrétaire général des Nations unies
4. Procureur de la Cour pénale internationale
5. Haut-Commissariat des nations unies aux droits de l’homme