Pape Moussa Ndour et Saliou Ndiaye conduisent des embarcations de migrants depuis les côtes sénégalaises jusqu’à celles espagnoles. Le premier habite à Joal ; il s’est forgé une solide réputation dans le milieu. Le second, moins célèbre, opère depuis Mbour. Pour L’Observateur, ils racontent les péripéties de la traversée de la mer vers le Vieux continent. Les morts, les cas de folie, des bagarres, les astuces… : ils lâchent tout. Ou presque.
Paiement. «C’est bien avant le départ que j’encaisse la totalité du prix du transport de chaque candidat. Et il n’est nullement question d’un remboursement de billet, si toutefois le voyage se soldait par un échec. C’est à eux également, de se cotiser pour acheter de quoi se nourrir durant tout le temps que va durer le voyage. Parfois, en dehors des cotisations, il y a des gens qui gardent par devers eux des renforts de nourriture, au cas où le stock du groupe se termine avant la fin du voyage.
Taux de réussite. «(Il a fait cinq voyages) Et sur ces cinq voyages, il y en a qu’un qui s’est soldé par un échec. Les quatre (04) autres voyages se sont bien déroulés ; les clients sont bien arrivés à destination en Espagne. Pour ce qui est du dernier voyage, nous avons malheureusement été interceptés à bord de la pirogue par des forces de l’ordre juste à l’entrée des eaux mauritaniennes. Comme convenu avant le départ, c’était le sauve-qui-peut. Tous les passagers ont pris la tangente pour sauver leur vie et surtout échapper à une éventuelle arrestation.
Mystique. «Il n’est pas du tout donné à tout homme de traverser des milliers de kilomètres dans la mer ou de diriger des centaines de clients venus d’horizons divers. Il faut nécessairement user de pratiques mystiques pour affronter ces hommes, mais aussi cette vaste étendue d’eau. Parfois, il nous arrive de voir des comportements bizarres de certains individus dans la pirogue pendant la nuit, et nous savons pertinemment qu’ils ne font pas partie du voyage. La mer a ses réalités que tout le monde ne maîtrise pas. Et ceux qui ne sont pas mystiquement armés, perdent automatiquement la tête.
Morts. «Il m’est arrivé de voir certains candidats tomber dans la démence au cours du voyage. D’autres, ne pouvant guère supporter la fatigue et la faim, rendent l’âme en pleine mer. Et le plus souvent, leurs frères refusent de jeter leurs corps sans vie dans la mer. Ils s’agrippent au corps sans vie des défunts qui, mélangés aux nombreux bagages, commencent à se décomposer entre leurs mains. Une situation désastreuse qui rend très difficile la cohabitation des passagers dans la pirogue. Du coup, les plus faibles ne supportant pas cette odeur de cadavre en état de putréfaction sont sujets à des vertiges et autres vomissements. Certains perdent connaissance durant plusieurs jours.
Bagarres. «Parfois, je préfère avec mon équipe ne pas intervenir dans les différends qui peuvent survenir à bord entre migrants. Puisque certains d’entre eux savent que vous gardez de l’argent par de vers vous, ils profitent de votre intervention pour vous attaquer et vous dépouiller de tous vos biens. Raison pour laquelle, le plus souvent, je conseille à mes hommes, de ne se concentrer que sur le voyage et la direction à suivre.
Retour par avion. (Arrivé en Espagne, il se présente en migrant clandestins désireux rentrer chez lui) Avec cette stratégie, les autorités espagnoles se montrent très coopératives. Ainsi, ne voulant pas de sans-papiers sur leur territoire, elles s’attellent très rapidement à votre rapatriement par voie aérienne. Même si je reconnais que ce business est très risqué, j’y trouve mon compte.»
SALIOU NDIAYE, CAPITAINE DE PIROGUE À MBOUR
Salaire. «C’est après avoir encaissé l’argent de leurs clients et ficelé le voyage que des organisateurs me contactent pour que je leur transporte les candidats à l’émigration clandestine. Et cela, moyennant la somme de 2 millions de francs CFA pour chaque voyage. Rien ne me lie aux passagers. D’ailleurs, je suis considéré comme un passager au même titre que les candidats. Ce qui fait qu’une fois en Espagne, chacun va de son côté. J’abandonne la pirogue dans l’eau avant de m’en aller.
Astuces. «A chaque fois que je dois quitter la ville de Mbour pour l’Espagne, j’écris les numéros de téléphone de tous les membres de ma famille sur une feuille. Elle est ensuite plastifiée. Et le jour du départ, j’attache la feuille autour de ma poitrine comme une ceinture de sécurité, en mettant plusieurs habits. Par malchance, si les autorités interceptent ma pirogue ou que celle-ci se renverse en haute-mer, je serai identifié très rapidement. C’est un secret que je partage parfois avec certains candidats qui ne savent pas nager.
Bouée. «A Mbour, nous n’avons que les pirogues pour vivre et subvenir aux besoins de nos familles. Vous constatez vous-même que la pêche ne nourrit plus son homme. Donc, il ne nous reste que l’émigration clandestine pour vivre.
Victimes. «Malheureusement, la plupart d’entre eux meurent en plein voyage et sont jetés en haute mer. Sans oublier des femmes enceintes et des mineurs qui ne supportent pas les difficiles conditions de voyage.»